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Par : Paul Hentgen

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Heidegger, les nazis et les juifs, une histoire sans fin ?

ou : faut-il en finir avec Heidegger ?

Voici quelques commentaires et associations, sommaires et provisoires, que je me
permets de vous livrer suite à ma participation, du 22 au 25 janvier 2015 à Paris, à un
colloque aussi passionnant que passionnel sur Heidegger et « les juifs » (en référence
au titre d’un ouvrage de Jean-François Lyotard)1, organisé sur initiative de Joseph
Cohen et de Raphaël Zagury-Orly en partenariat avec la BnF et « La Règle du Jeu ».2

Nième reprise de la « controverse Heidegger », mais pour cause, cette fois-ci, puisque
la parution (encore incomplète) des « Cahiers noirs » en 2014 semble avoir fait
événement.3 4 5 6 7 « Heidegger, l’être-pour-le-Reich », avait aussitôt titré le rédacteur
en chef de « Philosophie Magazine ».8 Le colloque lui-même n’aura pas manqué de
susciter de nouvelles interrogations tout comme de nouvelles polémiques sur une
thématique aussi ancienne que toujours actuelle.9 10 Faut-il en finir avec Heidegger ?
Le débat est ouvert.11

Le mythe de l’autoextermination

Il faut d’emblée affirmer haut et fort que la Shoah (l’Holocauste), la tentative
d’extermination des juifs (et des autres populations ciblées par le régime hitlérien), est
l’emblème du crime contre l’humanité le plus monstrueux et abjecte qui soit, en
l’occurrence celui du génocide (judéocide). Les débats entre intellectuels sur
Heidegger ne doivent en aucun cas faire oublier ceci, ni le banaliser ni le mystifier
d’aucune manière. L’indignation, la vigilance, le discernement et la détermination sont
aujourd’hui comme jadis de rigueur.

Lorsqu’on se propose de développer une hypothèse aussi audacieuse que celle de
l’autoexclusion, voire de l’autoextermination ou de l’autoanéantissement des juifs, il
faut veiller à ne pas confondre contextes, niveaux et sensibilités : les victimes de la
Shoah, sont les victimes de la Shoah, point à la ligne. Il ne faudrait pas retraumatiser
les victimes en leur attribuant une quelconque responsabilité consciente ou
inconsciente dans un processus dont elles furent, précisément, les victimes. Il y a lieu
de distinguer très clairement entre les persécuteurs et les persécutés, entre les
bourreaux et les victimes, entre les assassins et les assassinés, et de ne pas pervertir
ni de psychologiser cette relation. Il s’agit avant tout de reconnaître et d’acter les faits
historiques.

De même, c’est à juste titre que Gérard Bensussan a dénoncé la logique aussi
consternante que perverse du retournement voulant faire des juifs les « véritables »
nazis.12 En l’occurrence, l’idée heideggérienne (en référence aux « Protocoles des
Sages de Sion ») d’attribuer aux juifs un rôle dans la précipitation des Allemands dans
la catastrophe, dans le scénario de leur propre extermination, est aberrante, selon le
mot de l’éditeur des « Cahiers noirs », Peter Trawny.13

Nationalsocialisme et antisémitisme

Qui plus est, il n’est pas acceptable qu’une approche purement philologique puisse
servir à vouloir démontrer le contraire de l’évidence historique : celle de l’engagement
nazi de Heidegger, ainsi que de son antisémitisme, documentés de maintes façons
bien avant la publication des « Cahiers noirs », et furent-ils à l’occasion qualifiés, l’un
et/ou l’autre, de naïfs, ordinaires, opportunistes, privés, forclos, spirituels, éphémères,
accidentels, extrinsèquement déterminés, hérités du « völkisch » ou portés par un
transfert idéalisant sur la personne de Hitler. Citons Barabara Cassin, présente au
colloque, qui a fréquenté Heidegger entre autres chez René Char : « Nous savions
tous que Heidegger avait été nazi ».14

Il ne faut pas tourner autour du pot, dans une matière de cette gravité :

– distinguer entre nationalsocialisme et antisémitisme pour admettre, du bout des
lèvres, le premier et dénier, avec véhémence, le second, comme si les deux – quoique
irréductibles l’un à l’autre – n’avaient pas été intrinsèquement et indissociablement liés
dans l’antisémitisme nationalsocialiste, précisément, de l’idéologie hitlérienne (pour le
dire avec les mots de Marcel Gauchet : « l’antisémitisme hitlérien n’est pas une
excroissance délirante, mais le coeur même du système »)15 ;

– ériger Heidegger en « résistant spirituel » de la seconde heure, après qu’il aurait
échoué à convertir, en bon philosophe, le « Führer » allemand dont l’escalade
guerrière et meurtrière n’aurait par ailleurs pas pu être anticipée (même en considérant
que les années 1930-1940 n’ont pas formé une période historique monolithique et qu’il
faut dès lors distinguer en les contextualisant tant l’adhésion à la NSDAP et le discours
du Rectorat des années 1930 que le silence des années 1940 durant la mise en oeuvre
de la « Endlösung » ; voir la distinction de Saul Friedländer entre années de
persécution et années d’extermination)16 ;

– euphémiser, dans leur traduction française, le recours heideggérien aux termes de
« Machenschaften » (fabrication vs. machination ; la machination métaphysique de
l’étant au détriment de l’être) ou de « Weltjudentum » (judaïsme mondial vs. juiverie
mondiale), ce dont il fut longuement question durant le colloque (tout comme du sens
qu’il conviendrait de donner au terme de « race »…) ; etc.17

Doit-on pour autant conclure que ne pas reconnaître l’antisémitisme de Heidegger frôle
le révisionnisme et le négationnisme philosophique et historique, peu importe quels
puissent en être les motifs et peu importe quelles puissent en être les interprétations ?
C’est ce qui constitue le coeur de la polémique.

Pascal David (intervenant du colloque et coauteur des ouvrages collectifs autour de
François Fédier, cités plus loin) constate le renversement d’appréciation d’un
Heidegger longtemps pris erronément pour un « nazi n’ayant rien d’antisémite » en
faveur d’un Heidegger pris aujourd’hui tout aussi erronément pour un « antisémite
n’ayant rien de nazi » (il existerait d’après lui une « foncière incompatibilité » entre la
pensée heideggérienne et l’antisémitisme). En revanche, David relève des points de
convergence entre la pensée de Heidegger et l’esprit du judaïsme à propos notamment
de la critique de la « pensée calculante » et de l’« essence dévorante du calcul »,
notions abondamment commentées lors du colloque. La critique principale de
Heidegger aurait d’ailleurs visé l’hégémonie du christianisme, et non le judaïsme.18 19

Toujours est-il qu’au colloque Gérard Guest a peu après l’intervention de David déploré
le « préjugé antisémite » de Heidegger (tout en ayant contesté l’idée d’un
« antisémitisme historial », voir ci-dessous).

Si pour le biographe Rüdiger Safranski Heidegger n’aurait pas été antisémite au sens
du système idéologique obsessionnel nazi,20 il l’a bien été aux yeux de Trawny, au
sens d’un « antisémitisme inscrit dans l’histoire de l’être » (« nostalgie d’une
») du fait d’un « manichéisme onto-historique » ayant rangé les
juifs du côté des ennemis des nazis, voire des Allemands convoqués pour sauver
l’Occident (antisémitisme métaphysique, technophobe plus que raciste…, voir la vision
heideggérienne du combat des cultures allemandes, grecques et juives,
respectivement idéalisées, enviées et stigmatisées depuis Hegel…).21 22 23 24 25

Karl Jaspers a pour sa part qualifié Heidegger de nationalsocialiste « philosophique »,
dépourvu d’« instincts antisémites ».26 En revanche, Claude Romano récuse la
distinction d’un antisémitisme vulgaire et d’un antisémitisme susceptible d’être
rehaussé au rang d’un antisémitisme philosophique (« ontologico-historial »),
autrement dit l’idée d’une philosophie antisémite.27

Paul Rauchs va plus loin, beaucoup plus loin :28

« Mais il est vrai que l’antisémitisme du Fribourgeois n’est pas l’antisémitisme nazi. Il est, si j’ose dire, pire,
et tend à aller au delà de l’extermination physique. Il est l’essence même de l’antisémitisme et les
catégories de l’entendement nazies étaient bien trop bornées et vulgaires pour en saisir la radicalité. Car
le Juif de Heidegger est au Juif d’Hitler ce que l’idée est à la chose dans la logique platonicienne. Pour
Heidegger le Juif est un concept philosophique et non pas un être en chair et en os, ce qui explique d’une
part son manque d’empathie pour la détresse des Juifs et d’autre part son attachement personnel à
quelques-uns des leurs. »

Antisémitisme, antijudaïsme, antisionisme

Antisémitisme, antijudaïsme, antisionisme, etc., bien que n’ayant pas la même
signification, bien sûr, sont autant de termes qui ont trop souvent été utilisés pour se
signifier et se masquer mutuellement. Les débats relatifs à toute cette complexité, y
compris dans ses dimensions les plus politiques (sionisme, antisionisme…), sont
toujours difficiles et manquent souvent de discernement.

L’un des emblèmes contemporains en est bien entendu le conflit israélo-palestinien, et
les discussions sur l’État binational.29 30 Nième redondance d’une histoire sans fin, si
l’on pense (avec Marcel Gauchet) que le peuple d’Israël, historiquement en quête
d’identité et dominé politiquement, a élaboré dans sa révolte une approche pour
dominer spirituellement ceux qui l’opprimaient politiquement : le judaïsme.31 La
question du peuple élu est en même temps celle du particularisme juif, de ses avatars
et de ses controverses.32

L’antijudaïsme a profondément marqué l’histoire de l’Occident.33 La notion
d’antisémitisme s’est répandue en Europe à partir de l’année 1879.34 En décalage avec
la lecture d’une rupture de l’antisémitisme politique (ou ordinaire englobant le social,
l’économique, le culturel, le racial, etc.) avec l’antijudaïsme religieux (la critique
chrétienne du déicide), la thèse est avancée que la dimension religieuse (cléricale
institutionnalisée, spirituelle diffuse…) de l’antijudaïsme est bel et bien opérante au
sein de l’antisémitisme politique et du « nouvel » antisémitisme, tout comme elle le fut
au XVIIIe siècle quand les politiques du commerce ont constitué le nouveau cadre de
l’antijudaïsme.35 36

Jean-Claude Milner (intervenant du colloque) s’est proposé de distinguer, concernant
l’antisémitisme, entre les formes anciennes, qualifiées, elles, d’antisémitisme, et les
formes nouvelles, appelées antijudaïsme. Ce dernier serait devenu un marqueur
antijuif de liberté, philosophique et politique.37

Une thèse proprement déconcertante est celle de l’assimilation du sionisme au
nazisme, de la nazification d’Israël.38 Certes, on peut ne pas être d’accord avec la
politique du gouvernement israélien et en faire la critique (sans pour autant participer à
des campagnes de délégitimation de l’État d’Israël)39 40, mais de là à l’assimiler à celle
d’un régime qui a coûté la vie à six millions de juifs, revient à un véritable tour de force
par le biais d’une identification à l’agresseur de l’époque.

Il existe une tension entre le religieux et le politique, lorsque la critique publique de la
violence étatique d’Israël est identifiée à de l’antisémitisme et à de l’antijudaïsme, alors
qu’il existe un impératif éthique, religieux et non religieux, de procéder à une telle
critique ; l’« ethos juif » de l’exile et de la dépossession (déracinement), serait en
même temps celui d’une inévitable cohabitation (Judith Butler).41

Pourquoi qualifier d’antisionisme la critique de la politique du gouvernement israélien,
s’est demandé Daniel Sibony dans son analyse psychanalytique, complexe, du
conflit.42 L’une des figures examinées par Sibony est celle de l’antisionisme juif, que
l’auteur a attribué à un « complexe juif », c’est-à-dire à une impossibilité pour certains
juifs de soutenir Israël tout en désapprouvant sa politique. Ceci pourrait résulter selon
lui d’un antisémitisme retourné contre soi, par dénégation de ce qui ne relèverait pas
de l’idéal.

Quoi qu’il en soit, identifier les juifs (avec minuscule ou majuscule, avec ou sans
guillemets) à une espèce de juiveté ou de judéité, et les réduire à de supposés traits
identitaires et identifiants de cette juiveté, relève de la réification et de l’amalgame
(peuple, nation, culture, religion, tradition, transmission, nature, race, personnalité,
etc.), autrement dit de la construction et de la pérennisation d’une cible dans
l’imaginaire social pour les ressentiments précités, toujours empreints d’ambivalence
(« le juif de savoir »)43.

Avoir pointé ce qui pourrait être « singulièrement universel » dans l’existence plus que
dans l’identité du peuple juif et qui le dépasserait, n’a pas empêché Sibony de se
questionner sur la part des juifs dans l’ambivalence sous-jacente à l’antisémitisme :
« être juif » incarnerait l’exigence de transmettre, de transmettre l’existence, l’« être
juif » dans le cas des juifs.44 45 46 47 Figure de l’essentialisation de la juiveté ? Une telle
lecture interroge en tout cas les rapports entre antisémitisme et ontologie (nous y
reviendrons).

Disons en passant que ce fut son rapport au judaïsme, précisément, qui n’aurait jamais
été analysé chez le père de la psychanalyse, d’après Lacan (lecteur de Heidegger, soit
rappelé par la même occasion).48

Parmi les multiples positions sur la « question juive », il y aurait celles incarnées d’un
côté par Alain Finkielkraut (le « juif de la généalogie »), et de l’autre côté par Alain
Badiou (le « juif de l’universel ») ?49 Leurs débats brossent par ailleurs autant la
« crispation identitaire » et le « pétainisme transcendantal » que d’autres questions et
néologismes du genre.50 51 D’aucuns se sont demandés si relever, dans une logique à
la fois symétrique et circulaire, que relever la montée de l’antisémitisme puisse nourrir
(voire se soutenir de) l’islamophobie ainsi que les autres phobies et euphémismes du
genre,52 ne relèverait pas de l’antisémitisme, voire d’une nouvelle forme de
négationnisme… ?53 54 55 56

Aussi, Finkielkraut, lors du colloque (conférence en ligne sur le site de la RDJ)57, s’estil
distancié des discours « enjuivants » sur le progressisme de l’âge technique et de la
modernité extrême au sein de laquelle les juifs auraient paradoxalement fait bande à
part. Le « déni de la finitude » n’aurait rien à voir avec la « manière juive d’être-aumonde
», d’après Levinas, alors que d’autres, nommément Yuri Slezkine (« Le siècle
juif »)58 estimeraient que « la modernité, c’est que nous devenons tous juifs » (éduqués
et mobiles…), et que si tout avait pu être gagné avec le « déracinement de tout étant
hors de l’être », les juifs auraient choisi l’« enracinement dans une terre particulière »
(l’État d’Israël, créé pour « normaliser l’existence juive » et soutenu par les sionistes de
la diaspora, incarnerait aujourd’hui la « superstition du lieu » et l’« anomalie de
l’obsession territoriale »). Ainsi, les juifs seraient une nouvelle fois « tombés dans
l’anachronisme » : « quand tout le monde devient juif, ils cessent de l’être » (Tony
Judt)59. Finkielkraut n’a pas laissé de doute quant à son rejet de ce genre de
« philosémitisme » et d’« heideggérianisme ».

Le nationalsocialisme, l’ultranationalisme allemand, ce fut une idéologie paranoïaque,
mais aussi une utopie criminelle, ayant promis l’épanouissement d’un peuple élu
(Frédéric Rouvillois).60 61 Ceci par le biais d’une construction mythique (voir Heidegger)
ayant rabattu l’histoire à un affrontement entre deux peuples-miroirs, les aryens et les
juifs, dans le cadre d’une ordalie censée trancher sur le destin ultime de l’humanité
(Marcel Gauchet).62 Ou encore : ce serait le retour à la loi de la nature, à la loi du sang,
en congruence avec celle de la race, qui aurait conditionné les fondements normatifs
de l’agir nazi (Johann Chapoutot).63

Une question de psychologie ?

Revenons à Heidegger. La question de ses motifs psychologiques est une autre
question, ou une autre facette d’une seule et même question, de celle à la fois de son
adhésion au régime nationalsocialiste (fût-il à titre de « Mitläufer », de « Mann aus dem
Volk »…) et de son silence subséquent, c’est-à-dire de l’absence de déclaration
autocritique publique après la guerre, ceci jusqu’à sa mort en 1976. C’est la question
de la dimension psychologique des ambivalences, ambiguïtés, incohérences et
paradoxes réels ou apparents de la vie et de l’oeuvre de Heidegger, de ses dits comme
de ses non-dits, de ses actes comme de ses non-actes.

Cette question mérite d’être approfondie, sur base non seulement des « Cahiers
noirs » qualifiés de pensées les plus intimes du philosophe publiées à ce jour, mais
également du matériel mis à disposition par les témoins, correspondants et confidents
de l’époque (pas moins d’une bonne dizaine d’échanges de courrier publiés à ce jour),
Karl Jaspers et Hannah Arendt,64 65 66 notamment, sans oublier les lettres adressées à
l’épouse (Elfriede Petri),67 ni l’entretien accordé en 1966 à « Der Spiegel »,68 ni les
publications d’autres auteurs réputés de la recherche heideggérienne comme par
exemple Alfred Denker et Holger Zaborowski. Il faut aussi considérer, à l’avantage de
Heidegger, tout ce qui dans ses paroles et dans ses actes aurait pu le distancier du
nationalsocialisme et de l’antisémitisme, de sa « grosse bêtise » (ceci requiert un
travail rigoureux d’historien, avec vérification des sources, contextualisation des
contenus, etc.).69

Jaspers n’a pas manqué de remarquer le profond changement de Heidegger dès 1933,
son idéalisation de Hitler et son « ivresse » (son emballement nationalsocialiste), tout
en s’étant fait des reproches de ne pas l’avoir plus explicitement confronté avec ses
observations et inquiétudes (notion jaspérienne de culpabilité morale des passifs)70.71
Jaspers a eu l’impression que Heidegger fut dépourvu de tout sens politique et de
toute conscience responsable, et qu’il s’est comporté face à l’histoire et à la guerre
comme un « enfant bête », comme dans une « opérette », tantôt enthousiaste, tantôt
distancié, notamment quant à l’accomplissement d’actes symboliques dont il n’aurait
pas mesuré la signification funeste sur le terrain. Il n’aurait pas compris, même avec le
recul des années, ce dans quoi il fut pris. Son « incapacité à l’expérience » aurait fait le
fond immuable de sa pensée philosophique, sinon de sa personnalité, malgré les aléas
de la vie, les angoisses et les humeurs.72

Selon les confidences de Viktor von Gebsattel, psychiatre traitant de Heidegger depuis
sa décompensation dans le contexte de l’intervention de la Commission de
dénazification d’après-guerre (qui avait sollicité l’expertise de Jaspers), Heidegger
aurait souffert d’un trouble de l’humeur avec alternance de phases maniaques (idées
de grandeur, apogée de l’histoire millénaire de la métaphysique occidentale, etc.) et de
phases dépressives (idées de destruction, nihilisme, apocalypse, etc.), et par ailleurs
d’angoisses et d’idées sensitives de relation.73

Question donc à étudier plus avant, en prenant soin de ne pas opter pour une lecture
inadéquatement psychologisante ou psychiatrisante. Notons qu’en plus de Jaspers et
de Von Gebsattel, Heidegger a également eu des contacts avec d’autres psychiatres
réputés de son temps tel que Viktor Frankl (survivant des camps de concentration et
père de la logothérapie)74 et Médard Boss (nous reviendrons plus loin sur lui).

Heidegger et les juifs, ce n’est pas seulement la question de son antisémitisme, de ses
dimensions psychologiques, philosophiques, anthropologiques, sociologiques,
politiques, etc. ainsi que de sa signification au sein du « spectre » de l’antisémitisme de
l’époque, de ses dimensions factuelles et énigmatiques dont les interprétations et les
évaluations peuvent certes varier, c’est aussi celle de la complexité et des ambiguïtés
de ses liens filiatifs, affectifs, etc. avec les juifs de son entourage et de son réseau,
collègues, élèves, etc. (Anders, Arendt, Jonas, Levinas, Löwith, Marcuse, Strauss,
Weil…), dont la plupart ont été évoqués lors du colloque.75 76 Certains se sont d’ailleurs
vigoureusement émancipés du maître, à l’instar de Günther Anders (qui fut lui aussi lié
à Hannah Arendt).77 Rappelons aussi les liens (les controverses) de Heidegger avec
les néokantiens (juifs et non-juifs) de l’École de Marbourg (Paul Natorp, Hermann
Cohen, Ernst Cassirer…).78 79 On se souviendra également de l’avis de Paul Rauchs à
ce propos (voir ci-dessus).

Le projet heideggérien, une affaire de projection ? En d’autres termes, s’agissait-il pour
Heidegger de faire coïncider ses ambitions personnelles et la vision civilisationnelle
opérée par les nazis, en la spiritualisant (voir aussi plus loin) ?80

Psychologie collective, mémoire collective

Tout cela étant dit, demeure le défi de comprendre comment un homme de
l’intelligence d’un Heidegger ait pu cautionner une barbarie comme le régime nazi.
D’autres l’ont fait aussi, en étant même allés beaucoup plus loin au niveau de leurs
actes : on peut convoquer pour preuve toute l’élite du régime nazi, et la problématique
de son devenir dans l’après-guerre jusqu’à nos jours,81 ainsi que, plus particulièrement,
le scandale de l’euthanasie commis par les médecins du régime sur les plus démunis,
notamment sur les malades mentaux, juifs et autres.82 83 84 85 86 Aussi, plusieurs
tentatives plus ou moins réussies ont-elles été entreprises pour mieux cerner la
personnalité et la psychologie des bourreaux (Rudolf Höss, Franz Stangl, etc.), dont
celle, plus récemment publiée, d’Hermann Göring.87

Comment l’opinion publique allemande vivait-elle et pouvait-elle accepter les atrocités
du régime ?88 89 Une question connexe concerne l’étude, aussi délicate que souvent
refoulée de la collaboration dans les différents pays occupés par les nazis, notamment
en rapport avec le projet d’extermination des juifs (la psychologie des opportunistes,
l’entrée en résonance avec leur propre antisémitisme, etc.).90 91 92

L’analyse se complique encore quand on pense à une biographie comme à celle de
Richard von Weizsäcker, ancien capitaine de la « Wehrmacht », qui avait pris la
défense de son père, ancien « SS », lors du procès de Nuremberg où celui-ci fut jugé
coupable de la déportation juive vers le camp d’Auschwitz, ce que l’un et l’autre avaient
considéré comme une injustice (ils auraient en temps réel ignoré l’existence même du
camp d’Auschwitz) pour s’être situés du côté de la résistance. L’ancien président
allemand, devenu une véritable instance morale dans son pays réunifié et décédé
quelques jours seulement après le colloque, aura marqué la mémoire collective
nationale par son discours du 8 mai 1985 dans lequel il avait déclaré qu’il y a quarante
ans l’Allemagne aurait été « libérée du nationalsocialisme », tout en ayant reconnu la
« Schuld » des Allemands en rapport avec la deuxième guerre mondiale et le crime
sans précédent de l’Holocauste.93 94 95

Dissocier l’indissociable ?

L’une des questions les plus cruciales qui persistent et insistent, aujourd’hui comme
jadis, est bien celle des liens entre pensée et acte, entre philosophie et idéologie, entre
ontologie et politique. S’étant interrogé sur la prémisse que la pensée philosophique
doit être comprise en lien avec l’action du penseur, Jaspers a très explicitement
énoncé cette question dans son autobiographie philosophique, citée : peut-il y avoir
une philosophie qui soit vraie en tant qu’oeuvre, tandis que sa fonction ne l’est pas
dans la facticité du penseur ?

Une réponse facile à cette question consisterait à rejeter l’oeuvre du simple fait qu’elle
est issue de la plume d’un sympathisant du régime nazi. Une autre équivaudrait à
légitimer l’oeuvre par le biais d’une relativisation sinon même d’un déni de ladite
sympathie pour ledit régime. Une autre enfin serait de soumettre l’oeuvre à une critique
philologique rigoureuse et sans déduction a priori de l’action sur la pensée, ceci en
optant pour une herméneutique de précaution (plutôt que pour une herméneutique de
confiance ou à l’inverse pour trop de violence interprétative) : l’oeuvre elle-même
contient-elle des éléments, le cas échéant encryptés, susceptibles de soutenir
l’hypothèse d’un projet de légitimation intellectuelle par Heidegger de l’idéologie nazie
voire de recherche d’emprise sur elle ?

Pour Richard Wolin il serait impossible de faire valoir l’idée d’une « dichotomie
artificielle » entre oeuvre et vision du monde : Heidegger lui-même aurait considéré son
engagement nazi comme une sorte d’actualisation politique des existentiaux de son
oeuvre de 1927, « Être et temps ».96

Le débat est aussi actuel qu’il est ancien. Dès le lendemain de la deuxième guerre
mondiale, la controverse fut menée, notamment dans « Les Temps Modernes », entre
Alphonse de Waelhens et Karl Löwith.97 98 Pour Löwith, l’engagement politique de
Heidegger fut en relation directe avec sa philosophie de l’existence.99 100 Pour De
Waelhens, la question de l’existence d’un lien idéel entre la philosophie d’« Être et
temps » et l’adhésion au fascisme n’est pas éclairée par les paroles et les actes de
l’homme à moins d’en démontrer la congruence par rapport à sa doctrine.101 102

Concilier l’inconciliable ?

D’aucuns se sont demandés pourquoi le colloque s’est tenu en France (la veille de la
journée commémorative de la Shoah, de la libération du camp d’Auschwitz, par
ailleurs), plutôt qu’en Allemagne, où la presse n’avait tout de même pas hésité à
qualifier les « Cahiers noirs » d’« héritage empoisonné », de « délire philosophique » et
de « crime de pensée ».103 Et pourquoi les polémiques les plus vives auraient lieu en
France… (comme l’a entre autres fait remarquer Sidonie Kellerer)104, tout en ayant par
ailleurs une portée internationale (voir par exemple la critique de François Rastier à
l’adresse de Gianni Vattimo)105.106 Ceci dès la veille de la publication des « Cahiers
noirs »,107 108 tout comme lors de la parution en 2005 du livre d’Emmanuel Faye, suivie
de la réplique de François Fédier et collègues,109 110 ainsi que lors des époques
antérieures (publications de Bernd Martin, Hugo Ott, Víctor Farías…, répliques de
Gérard Granel, Jacques Derrida…). En fait, pour autant qu’il soit encore permis de
poser une telle question,111 de quoi Heidegger est-il le nom ?

Fédier défend Heidegger, à la fois l’homme et son oeuvre,112 113 114 en reprochant à
Faye (notamment à l’occasion d’un face-à-face en 2007)115 et à Trawny (lors du
colloque) d’aborder l’oeuvre de Heidegger avec le préjugé de son adhésion au régime
nazi. Pour Faye (qui s’est désisté du colloque en ayant critiqué l’invitation de Fédier
qu’il associe à Beaufret et à Faurisson)116, le projet de Heidegger ne fut rien de moins
qu’une « version ontologisée et mythifiée de la vision du monde nationalsocialiste », un
« racisme ontologisé »117 118, tandis que pour Hadrien France-Lanord (qui s’est lui aussi
expliqué sur son refus de participation au colloque)119, la pensée de Heidegger serait
irréductible à ses erreurs bien qu’elle soulèverait la question du point de rupture du
penseur avec sa propre pensée (l’antisémitisme comme non-pensée, sous-tendue par
l’ignorance de la pensée juive).120 121

Rastier dénonce autant le négationnisme que ce qu’il appelle l’« affirmationisme », en
passant par l’euphémisation, identifiés comme étant au service d’une seule et même
cause : la légitimation et la pérennisation du projet heideggérien.122 Rastier ne voit pas
comment on peut soutenir la thèse d’une « dissociation providentielle » du nazi
ordinaire du grand philosophe (critique de la position d’Alain Badiou et de Barbara
Cassin,123 124 critiquée à son tour entre autres par Romano). Plus que
d’une « introduction du nazisme dans la philosophie » (d’après le titre de l’ouvrage de
Faye de 2005, cité), il s’agirait d’une « justification du nazisme »,
d’une « ontologisation de l’antisémitisme ».125

Aussi, Trawny a-t-il émis une hypothèse à proprement parler ahurissante en se
demandant si Heidegger n’a pas voulu montrer, par le biais de la publication posthume
des « Cahiers noirs », à quel point une pensée philosophique pourrait s’égarer (pensée
« an-archique ») : ce serait là une liberté de pensée remarquable, une liberté d’errer
incluant une liberté à l’horreur.126 127 Et ce fut précisément à Heidegger que Jean
Beaufret a demandé, le lendemain de la deuxième guerre mondiale, « comment
redonner sens au mot humanisme ? ».

Les débats n’ont pas cessé depuis lors autour de la question de la fin de l’humanisme,
de la postontologie et de l’antihumanisme de Heidegger, sinon du posthumanisme et
de la posthistoire de Peter Sloterdijk (voir sa contribution au colloque), considéré – un
peu à l’instar de Heidegger – comme génie par les uns et comme obscurantiste par
d’autres. Nous n’allons pas approfondir ici le débat sur le posthumanisme,128 ni ce qui
est devenu, si déjà pour d’aucuns il n’y a pas d’« affaire Heidegger », une « affaire
Sloterdijk » ou « Sloterdijk-Habermas », sinon même une « affaire » avec l’École de
Francfort (Horkheimer, Adorno, Habermas, Honneth…).129 130 131 132 133 134 Au-delà de
sa critique réitérée à l’adresse de Heidegger, dans sa crainte que la lecture de ses
textes puisse enflammer les jeunes générations (il avait préfacé l’édition allemande du
livre déjà mentionné de Farías)135, Jürgen Habermas a également visé les
déconstructivistes, poststructuralistes et postmodernistes français (Lyotard, Derrida…),
pour ne pas dire les postheideggériens de tout poil.136

L’oeuvre de Heidegger, une eschatologie apocalyptique de l’être, a encore été proposé
au colloque (Donatella di Cesare), alors que Jean Vioulac parle d’une « apocalypse de
la vérité »137.

Il n’est peut-être pas inutile de rajouter que le débat sur l’antihumanisme est bien
connu en France, au-delà de ce qui vient d’être évoqué, notamment dans le cadre des
différentes « querelles de l’humanisme » ainsi que, mettons-les en évidence, par le
biais des apports de Louis Althusser et de ses controverses avec les marxistes sur
l’« antihumanisme théorique ».138 139

En finir avec le « moment philosophique français » ?

Estimer que l’ensemble des travaux des intellectuels, cela de l’ensemble des domaines
des sciences humaines et sociales, qui se sont inspirés de près ou de loin de l’oeuvre
de Heidegger, de celui que beaucoup considèrent, à tort ou à raison, comme l’un des
plus grands et des plus incontournables – et en même temps des plus controversés –
philosophes du XXe siècle, sont à rejeter du simple fait de cette inspiration, me semble
être une position excessive. On peut penser, en particulier, aux philosophes associés
au « moment philosophique français »140, dont plusieurs se sont exprimés dans des
ouvrages consacrés au sujet (Lyotard, Derrida, Badiou…), tout en ayant reconnu, du
moins certains d’entre eux, leur dette à son égard (Sartre, Levinas, Foucault, Derrida,
Deleuze…).

Il s’agirait, autrement dit, de bannir toute une génération d’intellectuels, d’ailleurs juifs
et non-juifs, qui ont marqué leur époque, et qu’il serait plus qu’abusif de rapprocher par
personne interposée, Heidegger en l’occurrence, de l’idéologie d’un régime dont ils ont
en partie souffert eux-mêmes. La publication en 2014 de la « Conférence de
Heidelberg » de 1988 entre Derrida, Gadamer et Lacoue-Labarthe (auteur en 1987 de
« La fiction du politique »)141, est alors venue à un point nommé.142 Aussi, la discussion
sur l’héritage heideggérien et postheideggérien dépasse-t-elle le contexte européen,
elle concerne notamment aussi le contexte américain.143

Continuer à lire les textes de Heidegger, oui, « en philosophe » critique, et avec
circonspection. Se déclarer heideggérien, par fascination, identification et/ou loyauté à
l’homme et à son projet, non, du moins pas en ce qui me concerne. Brûler les écrits de
Heidegger en estimant brûler avec eux l’idéologie nazie et l’antisémitisme sévissant en
Europe et ailleurs, n’est pour moi pas une option, elle me paraît naïve et
contreproductive : c’est en continuant à se confronter à eux et à dénoncer ce qui
précisément en eux n’est pas acceptable, qu’ils finiront par être dépassés et par
trouver la place dans l’histoire politique et philosophique qu’ils méritent (voir également
l’avis de Derrida qui, en gros, va dans le même sens)144.

En somme, le débat largement passionnel voire violent opposant heideggériens dits
apologétiques (accusés de dénégation voire de négationnisme) et antiheideggériens
dits radicaux (soupçonnés de chasse aux sorcières) me semble être surdéterminé par
des éléments qui en partie m’échappent (voir par exemple la longue liste d’auteurs
qualifiés dans une lecture du type « pour ou contre » respectivement d’apologistes et
de détracteurs, proposée par Wikipedia)145. À croire les uns, lire Heidegger reviendrait
à lire une version « ontologico-philosophique » de « Mein Kampf », alors que les autres
passeraient tous pour des « nazis refoulés » ou « aveuglés ».146

Soyons cependant rassurés sur l’essentiel : la Shoah fut sévèrement condamnée par
l’ensemble des conférenciers du colloque. Le débat porte uniquement, si je puis dire,
sur la position de Heidegger et sur le statut à donner à son oeuvre et à son héritage,
alors que celui sur le révisionnisme plus ou moins déguisé, mais circonscrit jusqu’à
preuve du contraire, qui y est associé, est déjà suffisamment lourd en soi.

Quels concepts heideggériens précis résisteront à l’analyse philologique, sémiotique,
linguistique, etc., tout comme à celle des philosophes et historiens, sans être chargés
sémantiquement, idéologiquement, etc. du nationalsocialisme et de l’antisémitisme
mentionnés ? Quel aura été le degré de pénétration de l’idéologie brune dans l’oeuvre
et les principaux concepts de Heidegger (pour ne pas relancer la polémique générée
par le recours aux métaphores de « contamination » de la pensée, de « contagion » de
l’oeuvre, de « mise en quarantaine » et de « purification », voir aussi plus loin)147 ? Cela
en dehors du problème que le simple recours à des concepts le cas échéant
intrinsèquement non connotés le sera quand-même, qu’il ne se fera pas ou plus sans
embarras, compte tenu de la connotation, sinon de la stigmatisation de leur auteur et
du contexte de leur émergence.

Une dérive gnostique ?

Revenons un instant encore sur la question de la fascination. Pour Séverine Denieul,
« penser avec Heidegger contre Heidegger » (Habermas), serait une mission
impossible en raison des liens filiatifs et affectifs noués avec les héritiers intellectuels
ainsi que de l’autoréférentialité du discours heideggérien (vs. sa grande cohérence
interne, voir Gauchet)148.149 Elle cite Raymond Klibansky (p.6) :

« La pensée heideggérienne est incompatible avec l’esprit critique : ce qu’elle recherche, ce n’est pas faire
accéder le lecteur à une vérité, mais le séduire en lui faisant croire qu’il appartient au petit cercle des élus
qui vient, enfin, d’accéder aux secrets du monde et de l’Être. »150

Sidonie Kellerer a elle aussi rendu attentif au langage cryptique et codé de Heidegger
ayant visé, selon elle, lectrice de l’échange de courrier entre Heidegger et Kurt Bauch,
le renforcement du pouvoir d’une « élite spirituelle », philosophique et politique.151 152

D’autres ont encore insisté, dans le même ordre d’idées, sur une possible dérive
gnostique de Heidegger,153 piste d’ailleurs également évoquée en son temps par
Jaspers selon qui l’ontologie fondamentale de Heidegger aurait en outre été une
« erreur philosophique ».154 Trawny a d’ailleurs publié un ouvrage relatif à l’ésotérisme
de la philosophie heideggérienne.155

Le cas de la « Daseinsanalyse »

Le problème mentionné se pose notamment dans le champ de l’anthropologie
phénoménologique et herméneutique, en l’occurrence celui de la phénoménologie
clinique et de l’analyse existentielle ou « Daseinsanalyse ». Celle-ci comprend, en
gros, deux voies historiques, celle référée à la phénoménologie du maître (d’origine
juive) de Heidegger, Edmund Husserl (Ludwig Binswanger), et celle référée à
l’ontologie fondamentale de Heidegger (Médard Boss). À noter que les relations entre
Heidegger et Boss furent particulièrement étroites et jugées cliniquement fécondes
dans le cadre des « Zollikoner Seminare ».156 157 158

Cependant, comment soutenir, crédiblement et en toute cohérence, une approche du
champ des psychothérapies humanistes à partir des théorisations, aussi captivantes et
fertiles que celles-ci puissent être ou paraître, d’un philosophe aussi connoté et
polarisant que Heidegger, cela par des thérapeutes dont l’éthique se situe aux
antipodes de l’idéologie nazie ? Le dossier Heidegger et les polémiques et
médiatisations afférentes sont évidemment une charge pour celles et ceux qui se
réclament de la « Daseinsanalyse » contemporaine.

La chef de file de l’un des courants référés à Boss et à Heidegger, Alice Holzey-Kunz
(la position de Françoise Dastur peut être consultée dans l’ouvrage collectif de Fédier,
mentionné), se dit consternée par les révélations de Trawny, par cette tentative de
Heidegger de donner une noblesse au ressentiment antisémite, par son art de tout
retourner (les bourreaux et les victimes, voir plus haut), de donner une légitimité
destinale au nationalsocialisme, etc., tout comme finalement par la « paranoïa
immanente » déjà contenue mais mieux cachée dans la « Lettre sur l’humanisme » et
par la « contamination » antisémite de la pensée heideggérienne (voir la remarque cidessus).
Peut-on dès lors continuer à se référer à celle-ci sans se faire
involontairement complice de celle-là, s’interroge-t-elle ?159

Tout en signalant la tentative de Boss de réhabiliter la personne de Heidegger compte
tenu de son admiration pour l’homme et sa pensée, de même que de son projet de
conceptualisation de la « Daseinsanalyse » sur base des développements tardifs de la
philosophie de l’« être » (du narratif « onto-historique », etc.), Holzey-Kunz s’en
distancie et avec elle d’une vision de l’homme radicalement désubjectivée comme
fondement de la psychothérapie, pour lui préférer l’oeuvre principale et précoce de
1927, « Être et temps ».

Elle rappelle que si Boss a pris la défense de Heidegger, c’est qu’en dehors d’une
idéalisation du philosophe il aurait estimé que le penseur Heidegger était comme sans
défense dès qu’il s’agissait de sa propre personne.

Holzey-Kunz opte pour le maintien d’une lecture critique et émancipée de toute
dévotion heideggérianiste de cette oeuvre philosophique considérée comme majeure
que constitue « Être et temps », quoique controversée elle-aussi, mais dans une
moindre mesure.

Histoire plurielle, vérité unique ?

Heidegger et « les juifs », ce fut un colloque qui n’entendait pas, du voeu de ses
organisateurs, statuer sur Heidegger et les juifs, le judaïsme et/ou l’antisémitisme, mais
qui se proposait de « questionner un impensé », voire une « dette impensée »160.161

Néanmoins, comme évoqué plus haut, la question de la facticité de l’histoire, de la
vérité historique, du statut de cette vérité et du rapport à celle-ci, voire de sa négation,
de sa révision ou de sa perversion, fut par moments pour le moins implicitement
posée. Toutes constructivistes que les sciences historiques puissent être de nos jours
(l’histoire comme construction, déconstruction, reconstruction, etc. jamais achevée ;
l’impact du subjectif et de l’interprétatif, etc.), elles ont aussi une responsabilité morale
et politique dans la mesure où elles ne peuvent pas soutenir tout et son contraire, sur
la place publique pour le moins.

C’est tout le débat sur la loi dite Gayssot, en France, autrement dit sur l’instauration
d’une vérité historique incontestable, qui serait en même temps la vérité officielle, et de
sanctions contre les tentatives de falsification de celle-ci. Si on peut certes critiquer au
nom de la liberté de la science voire de la pensée et de l’expression la notion de vérité
officielle, l’acceptation d’une contestation de l’existence d’un crime contre l’humanité,
en l’espèce de la Shoah, non pas au nom de la science mais d’une idéologie, fut-elle
déclarée scientifique, n’est pas une alternative (voir la position ferme en la matière
soutenue en début de texte). La liberté d’expression, principe sacré s’il en est de toute
démocratie et à plus forte raison de toute démocratie laïque, n’est pas sans prix, hélas,
lorsqu’on considère l’escalade des caricatures du prophète et de la Shoah et ses
effets.

Il n’y a pas une histoire, mais des histoires, des manières d’écrire l’histoire,
d’interpréter documents et témoignages, de privilégier perspectives, discours et points
de vue différents sur un même objet, ce qui ne signifie cependant pas que toute
l’histoire soit arbitraire et relative. L’histoire n’est pas une science expérimentale,
établissant des résultats objectifs, vérifiables et falsifiables, et encore moins des vérités
absolues, ultimes et définitives (mais une science de l’esprit, idiographique,
herméneutique, etc., remarquons ceci sans entrer dans le débat sur l’épistémologie et
la philosophie des sciences). Elle a à tenir compte d’un travail de mémoire à la fois
individuel et collectif, celui de l’historien, de la communauté scientifique, de la société
civile, des milieux politiques, etc. Ce qui en restera sera entre autres le résultat d’une
lutte (scientifique, idéologique, politique, etc.) pour la suprématie herméneutique
(« Deutungshoheit »). Procéder après-coup à une réévaluation métahistorique de
l’histoire, à une histoire de l’histoire, peut être un bien et un mal, elle n’est en tout cas
jamais sans risque.

La querelle des historiens des années 1980, cette controverse historiographique et
politique publique (la dernière de cette envergure avant la chute du mur de Berlin)
ayant opposé Habermas à plusieurs historiens dont Ernst Nolte sur le statut à accorder
à la Shoah dans l’histoire allemande, en est un exemple emblématique dont la
problématique du révisionnisme fut au coeur.162 163

L’histoire enseignée ou transmise est avant tout une histoire politique et militaire, elle
privilégie et sélectionne l’histoire des guerres, des conquêtes et des dominations, voire
certaines représentations et interprétations de celle-ci. Et Brecht de se demander si
César, lorsqu’il a battu les Gaulois, n’avait pas au moins un cuisinier avec lui.

On comprend toute l’importance que prend dès lors le choix d’une approche critique de
l’histoire de la construction, problématique et non sans conséquences, de concepts et
de mythes comme l’origine, la race, etc., telle qu’envisagée notamment par l’historien
Maurice Olender (voir son intervention lors du colloque).164 165

Mais laissons maintenant ces questions de philosophie de l’histoire et les controverses
sur l’historicisme, dont Heidegger fut l’un des critiques.

Un train peut en cacher un autre

Mon avis sur la question n’est pas définitif. Afin de pouvoir mieux discerner voire
trancher, je devrais approfondir la lecture des textes aussi bien de Heidegger (y
compris des « Cahiers noirs ») que de ses élèves, exégètes et commentateurs : si
l’ouvrage collectif précité de Faye, notamment, fournit des pistes pour le moins
troublantes, Badiou, contesté par Rastier, dénonce le projet des « herméneutes
moraux » qui se proposeraient de « purifier » la philosophie.166

En revanche, ce qui vaut pour la philosophie de Heidegger du fait de sa sympathie
pour le hitlérisme (fût-elle transitoire), vaut-il également pour celle d’autres philosophes
du fait de leur sympathie pour le maoïsme, le pol-potisme, etc. (fût-elle regrettée par
après) ? S’il fut même à la mode dans certains milieux intellectuels gauchistes de
cultiver des sympathies pour Mao, Lénine voir Staline, ceci fut également le cas, à une
certaine époque, pour Hitler, notamment dans les milieux de la « révolution
conservatrice » et de ses liens complexes avec le nationalsocialisme et le
nationalbolchévisme. La question du lien des philosophes, ou de certains d’entre eux,
au pouvoir et à la violence, peut être retracée, notamment en Allemagne, à partir d’une
période bien antérieure à l’avènement du nationalsocialisme, sinon prodromique de
celui-ci.167

Prenons l’exemple de Mao Zedong : mon propos n’est pas ici de critiquer l’idéal de
révolution que peut avoir incarné ou que peut incarner pour des intellectuels le Mao
imaginaire, mais de rappeler le bilan factuel plus que mitigé du Mao historique, du
dictateur, pour nommer un chat un chat, ainsi que le rapport problématique entre les
deux et la posture qui ne l’est pas moins de celles et de ceux qui s’y réfèrent. Je
concède que ceci est une manière simplifiée de poser le problème mais il ne faudrait
en revanche pas le passer sous silence lorsqu’on réfléchit sur les liens entre
philosophes et dictateurs, entre intellectuels et régimes totalitaires : « les philosophes
aiment les tyrans, c’est une déformation professionnelle », voilà l’étonnante formulation
de Barbara Cassin, présente au colloque, en référence à Hannah Arendt (d’autres se
sont interrogées sur les « femmes de dictateur »)168.169

Une figure du « confusionnisme politique » actuel serait constituée par les nouveaux
« rouges-bruns », définis comme les intellectuels passés de l’extrême gauche à
l’extrême droite et qui ne serait pas, du moins pour Jean-Louis Anselme (contrairement
à Luc Boltanski et d’autres) une résurgence des phénomènes des années 1930.170 171

La controverse sur Heidegger est à la fois celle sur le « triptyque » Schmitt-Jünger-
Heidegger (Faye),172 qui fut abondamment citée durant le colloque et que je ne fais ici
que rappeler, notamment celle sur Ernst Jünger.173 174 À son sujet, Georges-Arthur
Goldschmidt a parlé de « nationalsocialisme fondamental mais élégant », et négligé.175

Des controverses, sans doute moins connues du grand public, ont également porté sur
Hans Freyer et Arnold Gehlen, pour ne nommer que ceux-là.176 L’anthropologie
philosophique de Gehlen, rédigée sur arrière-fond elle aussi d’une compromission de
son auteur avec le régime nazi, fut néanmoins largement applaudie et source
d’inspiration pour nombre d’intellectuels au cours du dernier siècle (doit-on vraiment se
réjouir de sa critique de la notion de racisme dans la « philosophie » nazie ?).177

Les choses ne sont pas si simples, quand on pense également à la controverse sur
Hannah Arendt, dont la relation avec Heidegger (jusqu’à sa mort) est bien connue, en
rapport avec son intervention dans l’affaire Eichmann (« la banalité du mal », qui n’est
pas la banalisation du mal).178 179 Faut-il, dès lors, brûler l’oeuvre de Hannah Arendt ?
Pas de l’avis de Marcel Gauchet, notamment, qui y perçoit une force inspiratrice.180

L’appui à la fois bienveillant et critique qu’un Finkielkraut et un Bensussan (voir leurs
interventions respectives au colloque) prennent sur Heidegger à l’instar de Levinas,181
182 pour passer selon la formule consacrée de l’étant à l’être puis à l’autre (ni « maître
de l’étant », ni « berger de l’être », ni « seigneur de la terre », mais « gardien de son
frère » ; Finkielkraut aura terminé sur la perte de l’être et de l’autre, et le sens de
l’« altérité de l’être »), est en revanche un encouragement pour ne pas trop vite se
défaire, dans un élan de rejet intégral, de l’oeuvre heideggérienne tout en la contestant
et en la dépassant. Et si on a envie de mettre en perspective en la critiquant l’oeuvre de
Levinas, qu’on le fasse, et ainsi de suite.183 184

L’étude de la controverse Heidegger-Buber (qui fut également abordée au colloque),
plus précisément de la critique bubérienne du « Mitsein » heideggérien, nous fait plus
avancer que la diabolisation ou la tabouisation de l’oeuvre heideggérienne comme
telle.185 186 Il en est de même de la confrontation des pensées de Rosenzweig et de
Heidegger.187 Ou encore de celles d’Ernst Bloch et de Hans Jonas.188 189

Qui n’est pas contre est pour

Heidegger, j’aime, j’aime pas. Nombre de commentateurs se bornent au classement
manichéen de leurs lectures sur le sujet : si l’auteur ne condamne pas sans nuances et
sans réserves l’homme et son oeuvre, c’est qu’il est heideggérien si pas fasciste, et
inversement, s’il n’en fait pas l’éloge, c’est qu’il fait injustement un procès d’intention à
l’homme et qu’il n’a rien compris à son oeuvre. Comme s’il fallait de toute urgence
choisir son camp.

Je ne suis ni heideggérien (qualificatif que Heidegger lui-même avait tourné en
dérision) ni antiheideggérien, ni par principe ni par conviction ni pour toute autre raison
d’identité ou d’appartenance. Et ce fut dans le sens d’une mise en perspective des
déterminants du débat que j’ai entendu les intitulés des conférences du colloque
respectivement inaugurale d’Alain Finkielkraut (« comment ne pas être
heideggérien ? ») et conclusive de Bernard-Henri Lévy (« comment peut-on être
heideggérien ? »). Si je me distancie de tout ce qui dans la pensée, dans l’action et
dans l’oeuvre de Heidegger puisse relever de l’idéologie nazie et du ressentiment
raciste, il ne m’est pas devenu entièrement clair, au terme du colloque et au fil de mes
lectures non encore achevées à ce jour, ce que cela signifie par voie de conséquence,
concrètement et ultimement.

Cela dit, je suis pour l’instant davantage sceptique qu’enchanté. Mais quoi qu’il en soit,
je pense qu’il ne suffira pas de rejeter l’oeuvre heideggérienne comme mauvais objet,
de la forclore, comme pour en finir une fois pour toutes. Comme déjà évoqué, ce n’est
que par le biais du difficile travail de confrontation avec elle qu’il sera possible d’en tirer
les leçons qui s’imposeront, soit, un jour, de la ranger à sa juste place dans l’histoire de
la philosophie et du nazisme. Et les oeuvres des philosophes qui se seront frottés à elle
(au cours du dernier siècle, nul n’aura pu faire l’économie d’une « explication » avec
Heidegger, selon le mot de Derrida)190, ne sont pas à rejeter du simple fait de leurs
références heideggériennes, mais à analyser en détail quant à leur contenu.

L’écart interpellant et toujours énigmatique, au demeurant, quoiqu’encore davantage
rétréci depuis la parution des « Cahiers noirs », entre la compromission de Heidegger
avec le nazisme et la pensée du philosophe, est ce avec quoi la philosophie doit « se
débrouiller », pour reprendre les termes de Barbara Cassin.191

Je partage par ailleurs amplement la position fort utilement soutenue lors de la
conférence de clôture du colloque par Bernard-Henri Lévy (publiée sur le site de la
RDJ).192

Le débat sur Heidegger est d’abord celui sur ses conditions de possibilité, sur les
termes dans lesquels ce débat serait à formuler afin qu’il puisse avoir lieu. Les
nombreuses contributions intéressantes du colloque, que je n’ai pas toutes pu aborder
– loin s’en faut – dans le cadre de ces commentaires, mais dont il conviendra de
creuser la lecture lors de la publication des actes (ou l’écoute lors de leur mise en
ligne), permettront sans doute d’en cerner un peu mieux les contours.

Le mot d’une fin qui n’en est pas une

Il est désolant de constater qu’à un moment où des intellectuels débattent à bras le
corps sur les mystifications, les survivances et les récurrences de l’antisémitisme du
XXe siècle, les intolérances et les violences identitaires, ethniques, religieuses,
communautaires, etc. de toujours, quoiqu’en partie reconfigurées, sont à la une de
l’actualité, en Europe comme ailleurs dans le monde, comme si l’histoire ne nous avait
rien appris.

Paul Hentgen
15.02.2015

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